Résister ou maîtriser le changement ? Ce que nous apprend le bouleversement des secteurs de transport de personnes par les plateformes numériques

Résister ou maîtriser le changement ? Ce que nous apprend le bouleversement des secteurs de transport de personnes par les plateformes numériques

Le Maroc montre une volonté appliquée d’intégrer le numérique dans sa vision de développement économique et social. Ce choix est nécessaire dans un contexte mondial marqué par de fortes mutations génératrices de crises et de conflits. Cependant, nombreux sont les obstacles qui entravent la concrétisation globale de cette vision. La résistance au changement peut être identifiée comme un de ces obstacles du point de vue des acteurs qui veulent mener la transformation, et une action louable pour faire face au capitalisme numérique d’un point de vue social et juridique.

Source: lemonde.fr

Si nous prenons l’exemple du secteur de transport de personnes, l’installation à Casablanca en 2015 du géant américain Uber, plateforme de mise en relation entre les chauffeurs et les clients, a engendré un mouvement de résistance chez les chauffeurs de taxis. Entre grèves, manifestations voire agression des chauffeurs qui travaillent avec Uber, cette résistance semblait porter ses fruits lorsqu’en 2018 la plateforme décide de suspendre son activité au Maroc en citant pour cause l’ « incertitude réglementaire » marocaine[1].

Toutefois, le départ d’Uber n’était pas définitif puisqu’elle opère toujours au Maroc sous le nom de Careem, une plateforme qu’elle avait achetée en 2019 pour 3,1 milliards de dollars[2]. Il existe aussi d’autres plateformes concurrentes à Careem dont principalement la française Heetch qui adopte une stratégie distincte pour ne pas susciter de nouvelles résistances. Il s’agit de travailler uniquement avec les chauffeurs de taxis ainsi que de mener des négociations avec leurs syndicats. D’ailleurs, cette volonté d’innover sans « disruption » a conduit Heetch vers une action juridique au Conseil de la concurrence en 2019 contre Careem qui exerce sans agrément ministériel[3].

Ce bref état des lieux des plateformes numériques opérantes dans le secteur de transport de personnes rappelle des scénarios relativement similaires qui se sont produits dans plusieurs pays du monde entier ces dix dernières années. Si la résistance à Uber et à d’autres plateformes réussit parfois à serrer le cadre juridique de l’exercice de ces entreprises ou à les interdire carrément comme ce qui s’est produit au Danemark, en Chine, à la Hongrie, etc., elle n’est pas la solution efficace pour maîtriser une transition numérique inévitable.

Reprendre le contrôle des plateformes est la bonne stratégie pour mener le changement tout en gardant ou en renforçant sa position économique. C’est dans ce sens que la notion de souveraineté numérique trouve toute sa validité ici. Elle se concrétise par la création d’une plateforme nationale dotée de la même technologie algorithmique que le leader Uber et où les chauffeurs seraient des actionnaires et donc maîtres de leur destin.

En effet, si cette reprise du contrôle du changement est importante, c’est que les plateformes étrangères opèrent plus que des intermédiaires de la mise en relation. Ce sont des donneurs d’ordres qui contrôlent l’activité du chauffeur alors que celui-ci exerce sous un statut juridique d’indépendant. Ce paradoxe de statut fictif a préoccupé la sphère juridique mondiale et a mené vers des décisions tranchantes. À titre d’exemple, le Sénat de Californie aux États-Unis a adopté en 2019 le projet de loi ‘AB5’ requalifiant les chauffeurs d’Uber et de Lyft en salariés. En 2020, l’arrêt de la Cour suprême espagnole a décidé de qualifier en relation salariale le contrat entre un chauffeur-livreur et la plateforme Glovo. Dans la même année, la Cour de cassation française a qualifié en contrat de travail la relation entre Uber et un chauffeur VTC (véhicule de transport avec chauffeur). En 2021, la Cour suprême du Royaume Uni a décidé que les chauffeurs des plateformes devraient être considérés comme des « travailleurs », un statut qui se situe entre un employé salarié et un travailleur indépendant. Les exemples sont nombreux et les raisons de ces préoccupations juridiques résident dans le phénomène d’ubérisation que génèrent ces plateformes, c’est-à-dire la précarisation de l’emploi où le retour au travail à la tâche et la perte de la protection sociale.

Dans cette conjoncture, la notion de souveraineté numérique qui apparaît pour réfléchir et réagir à l’hégémonie des GAFAM et des NATU doit intégrer l’innovation alternative au cœur de ses actions. La résistance ne doit pas être limitée à des manifestations ou à quelques lois souvent sans décret d’application en raison des opérations de lobbying importantes que mènent ces plateformes[4]. La résistance doit surtout être focalisée sur les politiques d’encouragement et de propriété des innovations par l’intermédiaire du droit social.

Intégrer une technologie à un secteur d’activité n’est pas toujours un simple changement de moyen de communication. Dans le cas de transport de personnes, les plateformes bouleversent les pratiques professionnelles des chauffeurs ainsi que l’ensemble de l’écosystème de ce secteur ce qui génère de multiples risques économiques et sociales. Le vrai changement numérique, celui qui profite à un pays dans son développement économique, sociale et juridique, peut provenir de l’étranger mais doit être maîtrisé et contrôlé par l’ensemble de ses acteurs internes.


[1] Communiqué d’Uber sur son site web, publié le 19 février 2018 : https://www.uber.com/fr-MA/blog/casablanca/uber-au-maroc/ Consulté le 20/01/2022

[2] « Uber revient au Maroc en achetant Careem pour 3,1 milliards de dollars », article publié le 26 mars 2019 : https://telquel.ma/2019/03/26/uber-revient-au-maroc-en-achetant-careem-pour-31-milliards-de-dollars_1632704 Consulté le 20/01/2022

[3] « Heetch vs Careem : La guerre est déclarée » : https://www.leconomiste.com/flash-infos/heetch-vs-careem-la-guerre-est-declaree Consulté le 22/01/2022

[4] En France par exemple, le lobbying d’Uber a été investi par certains journalistes : https://blogs.mediapart.fr/alexandre-lechenet/blog/210420/le-ministere-de-leconomie-devoile-le-lobbying-duber Consulté le 22/01/2022


Salma El Bourkadi, membre de l’OMSN – Docteure en Sciences de l’information et de la communication du Conservatoire National des Arts et Métiers et enseignante-chercheuse à la Sorbonne Paris Nord. Ses recherches portent sur les transformations numériques des « nouvelles » organisations, le management algorithmique et la santé au travail.